Opinions pour Bilan
Qualifiée de parent pauvre de la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE), la préservation de la biodiversité représente pourtant une dimension essentielle de toute stratégie d’entreprise.
« Les actions menées en faveur du vivant constituent alors un levier de développement durable et de création de valeur. »
Un constat: si les rapports du GIEC sur l’état du climat font régulièrement la une des médias, peu de commentateurs relaient les travaux sur la biodiversité menés, par exemple, par la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) ou de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). La signification de ces deux sigles reste même une énigme pour une large majorité du grand public. Et pourtant, depuis 2012 pour la première et même depuis 1948 pour la seconde, ces deux organisations internationales évaluent la dégradation des sols, analysent l’évolution des différentes formes de vie, dressent des états de la pollinisation, dessinent des pistes de progrès et proposent des ressources pour soutenir des plans d’action. Ce, afin que l’ensemble de ces systèmes puissent continuer à rendre les services essentiels à la vie sur Terre: oxygène, nourriture, matières premières, entre autres.
Des indicateurs sur la biodiversité souvent difficiles à mesurer
La préservation de la biodiversité a longtemps été le parent pauvre de la stratégie de durabilité des entreprises. Il faut avouer, à leur décharge, qu’il est très difficile de quantifier les impacts directs d’une entreprise sur un système complexe qui, selon la définition communément admise, repose sur trois piliers: les gènes, les espèces et les écosystèmes.
Les critères et les outils de mesure restent, pour une grande partie des entreprises, bien plus complexes à sélectionner puis à mettre en œuvre que pour comptabiliser les émissions des gaz à effet de serre!
Les initiatives se multiplient cependant: l’UICN a, par exemple, développé l’outil STAR (Species Threat Abatement Restoration) qui permet d’évaluer le potentiel d’actions spécifiques à mener afin de préserver les espèces menacées d’extinction. Une filiale de la Caisse des dépôts en France, la CDC Biodiversité, a créé le GBS (Global Biodiversity Score) qui mesure et exprime l’impact des entreprises et des investissements sur les écosystèmes en MSA.km 2 (abondance moyenne des espèces au kilomètre carré). Le GBS permet surtout de quantifier l’impact d’une entreprise sur la biodiversité en prenant en compte l’ensemble de sa chaîne de valeur.
D’autres indicateurs sortent peu à peu de l’ombre. Les entreprises ont tout intérêt à s’en emparer dès maintenant, en particulier pour répondre aux obligations de la directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), qui a intégré la biodiversité dans ses critères. Cette directive, applicable depuis le 1 er janvier 2024, concernera toutes les grandes entreprises européennes dès 2026 (certaines entreprises suisses seront également concernées sous certaines conditions à partir de 2029). À cette date, les rapports extra-financiers devront faire état des impacts directs de l’entreprise sur la biodiversité et des actions conduites dans son périmètre pour la préservation du vivant.
Les risques en cascade de l’inaction
Les contraintes réglementaires ne sont qu’un des enjeux de la protection de la biodiversité pour les entreprises. Alors que l’opinion publique s’empare de plus en plus du sujet du respect du vivant et que la prise de conscience de l’interdépendance climat-biodiversité-développement durable s’enracine, la pression sur les acteurs de l’économie ne peut que se renforcer. La notoriété d’une marque ainsi que la confiance accordée par les clients et les investisseurs (84% des investisseurs déclarent être «très concernés» par la perte de biodiversité selon une étude de Crédit Suisse et Responsible Investor datant de 2021), les liens avec les fournisseurs et tous les partenaires d’une entreprise (y compris les collaborateurs) peuvent donc être partiellement influencées par la stratégie RSE sur le thème de la biodiversité. Sans compter que la pérennité des activités de nombreuses entreprises reste liée, plus ou moins intimement, à la richesse des écosystèmes. L’agriculture et l’industrie pharmaceutique – voire le domaine du tourisme – dépendent, par exemple, directement des services écosystémiques pour leurs opérations. Pour ces secteurs d’activité, la biodiversité offre même des opportunités d’innovation (bio-inspiration et biotechnologie) pour la création de nouveaux matériaux, de produits chimiques et de médicaments. Les actions menées en faveur du vivant constituent alors un levier de développement durable et de création de valeur.
Les agendas du climat et de la nature coïncident
Replanter des haies pour abriter des insectes pollinisateurs (et capter les eaux de ruissellement), végétaliser les espaces pour les revitaliser (et limiter les îlots de chaleur), opter pour des systèmes d’éclairages extérieurs non nocifs pour les animaux nocturnes (et réduire les consommations électriques). Des actions simples à mettre en œuvre – et qui font souvent appel au « bon sens » – concourent à la sauvegarde de la biodiversité et viennent renforcer d’autres aspects de la RSE (économies d’énergie, donc de carbone) et de la politique de lutte contre les risques (inondation, chaleur). La protection de la biodiversité s’inscrit donc « naturellement » dans la stratégie globale de développement durable.
Reste à identifier les risques et engager des mesures spécifiques. Cela impose, pour chaque entreprise, l’établissement d’une cartographie de son foncier et de ses impacts, en considérant l’environnement sur lequel elle agit comme un capital à préserver. En attribuant une valeur à chaque «partie prenante» de son écosystème naturel, l’entreprise aura alors la capacité d’établir des priorités. Les organisations de protection de l’environnement sont à même d’accompagner les entreprises volontaristes. Le WWF a notamment édité le Biodiversity Risk Filter BRF, outil online qui propose une méthodologie pour comprendre, évaluer et répondre aux risques en matière de biodiversité dans un objectif de renforcement de la résilience.
Le moment est donc venu de relever le défi de la biodiversité. Il s’agit même d’une urgence. En 2021, la Banque mondiale avait estimé que la dégradation des services naturels (raréfaction des insectes pollinisateurs pour l’agriculture, de la ressource en poissons pour la pêche, en forêts pour les activités de bûcheronnage, par exemple) entraînerait 2’700 milliards de dollars de perte de produit intérieur brut (PIB) mondial annuel jusqu’à 2030. Selon une étude de mars 2024 relayée par la revue Science, cette estimation serait cependant sous-évaluée!
Des initiatives novatrices et inspirantes
La prise de conscience de la dépendance des activités économiques – et de l’avenir même de la Planète – à l’égard de la préservation de la biodiversité fait son chemin au sein des organisations et entreprises de toutes tailles. Les initiatives se multiplient, traçant la voie à des engagements plus larges et à fort impact.
En 2022, les groupes Kering et L’OCCITANE ont uni leurs forces en annonçant un partenariat pour créer le Climate Fund for Nature qui vise à injecter 300 millions d’euros dans la transition socio-environnementale. Ce fonds vise à mobiliser ces capitaux en faveur de la protection et de la restauration de la biodiversité. Il soutient des projets situés principalement dans les pays où les investisseurs se fournissent en matières premières. Il s’agit d’une véritable démonstration de force pour les industries du luxe et de la beauté.
Lombard Odier a ainsi marqué les esprits en matière de biodiversité en nommant le premier Chief Nature Officer au sein de la Banque et en repensant totalement la place des enjeux environnementaux dans la prise de décision. Son rôle? Soutenir et traduire les avancées scientifiques pour la préservation de la biodiversité afin de compléter les connaissances de l’entreprise sur le sujet.
Pour une action directe, rapide et ciblée au niveau local, les Salines Suisses développent le programme Salzgut, fonds de soutien aux projets de protection de la nature et des paysages. Entre 2020 et mai 2024, Salzgut a financé 101 projets, pour environ CHF 2,4 millions de subventions, qui ont permis de revaloriser et sauvegarder plusieurs cours d’eau, des centaines d’hectares de terres agricoles et de forêts ainsi qu’une centaine de mares en Suisse.
Un avenir vivant
L’intégration des enjeux de la biodiversité dans les stratégies de durabilité des entreprises n’est plus une option, mais une nécessité. Malgré la complexité de mesurer les impacts sur les écosystèmes, les initiatives et outils en cours de développement montrent que des actions concrètes et mesurables sont possibles. Les entreprises, quels que soient leur taille et leur secteur d’activité, ont tout intérêt à s’approprier ces outils et engager une réflexion sur leurs engagements. La préservation de la biodiversité est non seulement un impératif éthique et environnemental, mais aussi un levier de développement durable et d’innovation. Face aux risques en cascade de l’inaction, il est urgent de relever ce défi pour assurer la pérennité des activités économiques et préserver notre planète pour les générations futures.
Pour plus d’information sur le sujet des indicateurs, lire le rapport Indicateurs et outils de mesure: évaluer l’impact des activités humaines sur la biodiversité, édité par la Fondation pour la recherche sur la biodiversité.
La biodiversité c’est quoi ?
La biodiversité désigne la variété des formes de vie sur Terre. Elle prend en compte l’ensemble des êtres vivants et leurs écosystèmes, qu’ils soient terrestres ou aquatiques, ainsi que les interactions des espèces entre elles et avec leurs milieux. L’humanité dépend d’une biodiversité saine pour ses nombreuses ressources naturelles et ses services. Cela comprend notamment la nourriture, la production d’oxygène, la formation et la protection des sols, la décomposition et l’absorption de la pollution, la contribution à la stabilité du climat et les ressources médicinales et médicaments, entre autres. Le concept de biodiversité a été officialisé pour la première fois en 1992 – lors du Sommet de la Terre de Rio – avec l’adoption d’un traité reconnaissant son importance pour l’humanité.
Cinq facteurs majeurs influent sur la diversité biologique:
- La conversion de milieux naturels en milieux artificiels est la cause principale de la destruction et du morcellement des écosystèmes. Par exemple, en construisant des barrages sur les cours d’eau, l’homme perturbe la libre circulation et le cycle de reproduction de certaines espèces animales.
- Les pollutions de l’air, du sol, de l’eau mais aussi lumineuse et sonore affectent tous les aspects de l’environnement. Par exemple, le plastique pollue les milieux et touche tous les organismes qui les peuplent.
- La surexploitation des ressources naturelles compromet gravement le fonctionnement des écosystèmes et leur renouvellement.
- Le changement climatique influe sur les cycles de vie de l’ensemble des êtres vivants. Il impacte la répartition géographique des espèces et donc la chaîne alimentaire. Les écosystèmes sont d’excellents thermomètres des effets du changement climatique et leur gestion doit prendre en compte les évolutions constatées.
- L’introduction volontaire ou involontaire par l’homme d’espèces exotiques envahissantes (EEE) impacte tous les milieux et territoires.
Tribune de Laurence De Cecco pour Bilan, publiée le 13 août 2024.
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