«Pour prospérer dans le temps, chaque entreprise doit non seulement réaliser des performances financières, mais aussi montrer comment elle apporte une contribution positive à la société.»
Cette injonction, Larry Fink, PDG de BlackRock – un des plus gros gestionnaires d’actifs au monde – l’écrit dans sa lettre aux CEO’s en 2018. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle est inédite et audacieuse!

Pourtant, l’approche selon laquelle les entreprises devraient intégrer une dimension sociale et environnementale et ne pas être uniquement centrées sur leurs profits n’est pas nouvelle. Cette vision économique humaniste prend racine dans la genèse des grandes entreprises industrielles américaines au début du 20e Siècle et questionne l’éthique du management et de la relation entre l’entreprise et ses parties-prenantes. Le terme RSE, quant à lui, a été formalisé dans les années 50, dans «la responsabilité sociale du businessman», un ouvrage d’Howard Bowen empreint d’une vision protestante des affaires. Plus récemment, avec la mondialisation et le développement de modes de vie (toujours plus) consuméristes, les questions de soutenabilité et de responsabilité des entreprises ont émergé, faisant de la RSE un enjeu central dans la relation de l’entreprise avec les consommateurs-citoyens. Dans cette période, plusieurs chefs d’entreprise ont porté cette vision holistique. Tantôt idéalistes, tantôt pragmatiques, souvent charismatiques, ces éclaireurs de la RSE proposent de nouvelles voies, et questionnent les modèles en place. Focus sur ces personnalités qui ne laissent pas indifférents.

La naissance d’une vision, des parcours atypiques

À l’origine des engagements entrepreneuriaux de ces éclaireurs de la RSE, il y a souvent une histoire personnelle forte, un lien puissant avec la nature ou encore une approche éthique et spirituelle du monde. Loin de se vouloir exemplaires, ces acteurs sont cependant en recherche d’un alignement entre leurs valeurs personnelles et leur activité.

Yvon Chouinard est le fondateur de Patagonia, l’une des principales entreprises de matériel et textiles outdoor et certainement la plus engagée. Pour ce californien féru de sports de plein air, la naissance de son activité s’est faite au travers de sa passion. Bricolant et améliorant son propre équipement d’escalade – qu’il veut le moins impactant possible pour l’environnement – il devient petit à petit fournisseur d’un cercle d’amis dans les années 60 et de fil en aiguille, sans réellement en prendre conscience, chef d’entreprise avec «Chouinard Equipment», l’ancêtre de Patagonia.

Rose Marcario, qui fut son bras droit en tant que CEO pendant 12 ans chez Patagonia à partir de 2008, est une fervente militante des droits sociaux et de la responsabilité environnementale des entreprises. Ce que l’on sait moins est que son action est empreinte d’une réflexion bouddhiste. Cette conscience aiguisée de l’importance de la relation aux autres et à la nature l’a toujours poussée à se dépasser et lui a même valu d’être nommée «champion du changement» par le Président Obama. Elle expliquait dans une interview au magazine Tricycle en juin 2021 «Nous devons transformer notre réalité actuelle en une vision ambitieuse de l’avenir où nous utilisons des énergies propres, où nous protégeons l’environnement, où nous valorisons le soin, une société qui ne sert pas une minorité de personnes privilégiées en oubliant les autres. Je ne pense pas qu’il soit possible de répondre à ces grandes questions sans les observer en profondeur. Le bouddhisme vous apprend à observer profondément.» 1

Emmanuel Faber, ancien PDG de Danone, est ce patron qui a pris le risque d’emmener la première société cotée en Bourse en France vers le (nouveau) statut «d’entreprise à mission» en 2020. Sa discipline sportive (il pratique des sports de haute montagne) et son ascétisme lui ont valu le surnom de «moine soldat». Adepte de la sobriété, avouant ne pas être à l’aise avec les rémunérations élevées, ce catholique isérois avait marqué les esprits des jeunes diplômés d’HEC – dont il est issu – dans un discours de remise de diplôme à la teinte très personnelle en 2016. Évoquant son lien avec son (défunt) frère schizophrène qui l’a amené à partager du temps avec les plus exclus (des SDF amis de son frère aux bidonvilles de Djakarta en passant par les réfugiés de la jungle de Calais), Emmanuel Faber enjoignait alors les futurs leaders à œuvrer pour la justice sociale. «Trouvez votre petite voix, cette mélodie unique qui changera la symphonie du monde qui vous entoure», concluait celui qui, en prenant la tête de Danone en 2014, souhaitait réconcilier l’économique et le social en défendant une approche humaniste de l’entreprise.2

«Placer la raison d’être de votre entreprise au cœur de vos relations avec vos parties prenantes est essentiel à votre réussite à long terme.»

Lettre annuelle de Larry Fink aux PDG, 2022

Idéalisme et charisme: les moteurs de ces précurseurs

Pour ces personnalités, le monde des affaires peut rendre difficile à conjuguer leurs valeurs avec la réalité. Pas question pour autant de renoncer à leurs convictions, on peut même penser que l’idéalisme est le moteur qui les pousse toujours plus loin dans l’exploration d’une pratique humaniste du commerce. Un idéalisme communicatif puisque ces pionniers partagent volontiers leur vision et leurs expériences.

Pour Chouinard, l’entrepreneur «malgré lui», c’est la responsabilité entrepreneuriale et la raison d’être de son entreprise qui lui ont fait prendre un réel virage. Dans les années 90, alors que l’entreprise traverse – après une forte ascension – un passage difficile l’amenant à licencier 20% de son personnel, le patron de Patagonia envisage de se retirer des affaires. Il organise finalement une retraite en pleine nature en Patagonie avec ses collaborateurs pour redéfinir l’essence de l’activité de l’entreprise. De là naîtra la nouvelle raison d’être du Groupe totalement en lien avec l’engagement initial de son fondateur: «construisez le meilleur produit, ne causez aucun dommage inutile, utilisez le business pour inspirer et mettre en œuvre des solutions à la crise environnementale». Chouinard et ses collaborateurs décident alors d’engager Patagonia dans le versement d’une part de ses bénéfices à des causes environnementales: c’est la naissance du «1% for the Planet» un groupe de 1’200 entreprises et marques qui décident à leur tour de s’engager dans cette voie.

Un autre patron militant de la RSE, Ray Anderson, l’ancien CEO d’Interface – leader mondial des dalles de moquettes, décédé en 2011, expliquait lors d’un TEDX en 2009 son choc lors de sa prise de conscience écologique au milieu des années 90. Fraîchement (r)éveillé, ce pionnier de l’économie industrielle qui se définissait lui-même comme un «un pillard repenti» déploiera toute son énergie dans les années suivantes à entrainer dans son sillage ses équipes en s’entourant des meilleurs experts. Il testera ainsi le biomimétisme, l’économie de la fonctionnalité, fixera l’objectif net zéro à horizon 2020 à son entreprise… Ce que nombre d’entreprises déploient aujourd’hui… soit plus d’une décennie plus tard! Grâce à des résultats convaincants – la diminution de 82% des GES de son entreprise en 12 ans tout en augmentant ses profits – Anderson aura prouvé, ce qu’il avançait dans une formule volontairement ironique: «si nous pouvons le faire, ça doit être possible».3

La RSE: un monde de doux rêveurs?

Sans doute pas, car si l’idéalisme et l’audace sont des moteurs puissants, la RSE s’appuie également sur une dose de pragmatisme et un réalisme économique. D’ailleurs, le crédo de ces éclaireurs est souvent d’agir pour changer un ordre établi dont ils ont analysé les dysfonctionnements. Être idéaliste ne dispense pas d’être compétent!

C’est sur un postulat qu’est née en France l’initiative de Nicolas Chabanne «C’est qui le patron?», la marque des consommateurs comme elle se décrit elle-même. Partant du constat que nombre de consommateurs étaient prêts à s’engager en faveur de marques sur des critères d’équité et d’exigence, les cahiers des charges sont établis et votés par les consommateurs eux-mêmes. Numéros 1 des ventes dans l’hexagone – 5 ans après le début du projet – le lait et le beurre équitables «c’est qui le patron?» font la preuve que la responsabilité peut transformer la consommation: «On a décomplexé les distributeurs et montré qu’augmenter un peu les prix, en assurant que les centimes en plus reviennent aux producteurs, est un argument de vente», affirmait Nicolas Chabanne dans une interview à Novethic en 2021.4

Emery Jacquillat, le patron de la Camif (site de e-commerce d’équipement de la maison) aujourd’hui positionné comme un acteur majeur des entreprises engagées en France, a d’abord été animé par l’envie d’entreprendre avant d’intégrer la dimension RSE. Cet entrepreneur diplômé d’HEC fait le pari de la reprise de la Camif en faillite en 2008. 10 ans plus tard, la mue a opéré: accompagné par un fonds à impact social et soutenu par des acteurs régionaux – des parties prenantes indispensables à ses yeux – l’entreprise a obtenu le label B-Corp et est devenue entreprise à mission en 2017. Le patron pragmatique, estimant que «redonner du sens à l’entreprise» est essentiel, a su construire autour d’elle une véritable communauté engagée dans une consommation responsable, assumant ainsi de fermer son site internet le jour du black Friday. Et pour mettre en mouvement le projet, tisser des liens et donner un cap, le patron de la Camif n’hésite pas à explorer des voies nouvelles: «le tour de France du Made in France», le «camifathon» – un atelier pour imaginer de nouveaux produits. «Pour que les gens soient bien au bureau il faut leur apporter du sens, leur faire vivre des expériences originales et qu’ils y trouvent du plaisir» confiait-il dans une interview en 2019.5

Le rôle majeur de l’actionnaire

Audace, engagement et pragmatisme sont sans aucun doute nécessaires mais pas suffisants.  Car bouger les lignes ne signifie pas s’affranchir des enjeux économiques ni de l’adhésion au projet de l’entreprise par ses principales parties-prenantes, notamment ses actionnaires.

A cet égard, on se souvient des retentissements qu’a suscité en 2018 la lettre aux dirigeants de Larry Fink, le PDG de BlackRock. En appelant ces patrons à prendre en marche le train de la responsabilité et en particulier de la mission sociale de l’entreprise, Fink avait été vivement critiqué, «Je ne savais pas que Larry Fink avait été fait Dieu» avait alors ironisé le magnat de l’immobilier Sam Zell.

Emmanuel Faber a quant à lui été évincé par son conseil d’administration en 2021 sous la pression d’actionnaires hostiles. L’un d’eux résumait de façon cinglante ce départ «on ne peut pas faire du yaourt et sauver le monde en même temps». Mais si l’éviction d’Emmanuel Faber fut immédiatement saluée par une hausse du cours de l’action en Bourse, les observateurs estiment néanmoins que la raison n’est pas idéologique mais parce que les concurrents de Danone conjuguaient mieux critères ESG (Environnement, Social, Gouvernance) et (bons) résultats financiers.

Doit-on opposer profit et raison d’être?

En 2019, dans sa lettre, en réponse aux railleries de l’année précédente Larry Fink tranchait: «les profits ne sont en aucun cas en contradiction avec la raison d’être. En fait, ils sont intrinsèquement liés»6. Deux années de pandémie de la Covid-19 et un 6eme rapport du GIEC plus loin, le débat ne se pose plus exactement en ces termes. Selon une analyse de 56 études universitaires réalisée par la Deutsche Bank, les entreprises les mieux notées sur les critères ESG surperforment à moyen et long terme dans 89% des cas. On parle désormais de «capitalisme participatif» ou «capitalisme inclusif», celui qui tient compte d’une vision sociale et environnementale à long terme de l’entreprise et bien entendu des attentes de ses parties-prenantes. Pour porter ce modèle, les éclaireurs des premières heures resteront des exemples, ayant certes essuyé des revers, mais aussi apporté des preuves qu’il est possible de conjuguer responsabilité et réussite entrepreneuriale. Et comme les chiffres sont têtus, Larry Fink expliquait en 2019 que «Les Millenials occuperont des postes de plus en plus élevés dans les entreprises. Or, 63% des Millenials pensent que le but premier des entreprises devrait être ‘d’améliorer la société’ et non plus de ‘générer du profit’». CQFD.

Reste à trouver qui seront les nouveaux fers de lance de cette mouvance dans les prochaines années, en espérant que des personnalités suisses figureront dans la liste!

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