Tribune dans Bilan
Malgré les faits d’actualité aux quatre coins de la planète qui confirment régulièrement les analyses des scientifiques du GIEC et éclairent le public sur les enjeux climatiques, l’action collective de grande envergure semble tarder à se mettre en place. Visiblement quelque chose nous freine.
En changeant nos perceptions du monde par de nouveaux récits collectifs dont nous sommes les héros, nous finirons par être capables de nous orienter, avec naturel, sur le chemin de la durabilité.
Nous voyons la direction mais peinons à trouver le chemin. Face à la grande complexité des problèmes écologiques, même les plus volontaires d’entre nous se sentent désemparés.
Et si le frein ne résidait pas dans la raison et ses limites, mais dans les outils dont nous nous servons pour penser ? Notre inaction serait-elle davantage due à notre difficulté mettre des mots sur ces nouveaux phénomènes ?
L’information, aussi rationnelle soit-elle, ne suffit pas à l’action. Il manque aux faits climatiques une dimension émotionnelle inspirante et motivante fondamentale. Autrement dit, ce n’est pas l’information qui mène au comportement, mais l’histoire que l’on peut se raconter à partir d’elle.
Au-delà des faits scientifiques alarmants, peut-être nous faut-il désormais modifier notre manière de raconter notre relation au monde, élaborer un nouveau paradigme… penser de Nouveaux Récits !
La puissance d’éléments irrationnels sur notre prise de décision et nos comportements
La raison n’est pas la seule à influencer notre volonté d’agir. Par exemple, une personne qui fume régulièrement, tout en connaissant les risques associés pour la santé, peut être la proie à ce que les psychosociologues nomment dissonance cognitive. Pour diminuer cet inconfort, l’attitude rationnelle serait d’arrêter de fumer. Et pourtant, nombreux sont ceux qui optent pour la stratégie, toute différente de la rationalisation a posteriori.
Autrement dit, la réduction de la dissonance cognitive passe moins par le travail sur le comportement (ici le fait de fumer) que par la justification de celui-ci et la minimisation du conflit interne que nous ressentons (« de toute manière je ne fume qu’occasionnellement »).
«Nos motivations sont largement déterminées
par des éléments irrationnels»
La même idée d’une limitation du rôle de la raison dans nos choix en économie comportementaliste est exprimée par le Prix Nobel d’économie Richard Thaler qui souligne dans son best-seller Nudge (2008) l’importance de facteurs tels que l’environnement, les normes sociales et les émotions dans ces décisions économiques que nous ne prenons pas toujours dans notre propre intérêt.
Nos motivations sont largement déterminées par des éléments irrationnels. Thaler cite à ce titre un grand nombre de biais cognitifs qui, tels de petits diables de l’esprit nous jouent des tours. L’action climatique n’y échappe pas.
Le psychologue Yves François et le docteur en neurosciences Jeremy Grivel de l’agence suisse aXesslab spécialisée dans les stratégies de comportement donnent de nombreux exemples de biais cognitifs dans le cadre du cycle de conférences de L’Espace Dickens, organisé par le WWF Suisse en janvier 2020 (je vous recommande de le regarder !), pour stimuler notre réflexion :
- L’effet normatif du groupe, plus couramment connu comme « l’effet mouton » qui traduit le phénomène psychologique par lequel les membres d’un groupe adoptent les normes et les comportements du groupe afin de se conformer aux attentes sociales ou de se faire accepter par les autres membres du groupe ;
- L’effet « carreau cassé » qui démontre que lorsqu’un endroit est propre/ordonné, les occupants ont tendance à s’y comporter de façon respectueuse ; à l’inverse, un lieu négligé incite à la transgression des règles ;
- La mécanique de l’engagement : lorsque quelqu’un fait un premier geste engageant (par ex. répondre à une question), il enclenche plus facilement une autre action plus engageante (et ainsi de suite…)
- « L’étiquetage » : étude à l’appui, lorsque l’on dit aux gens « vous êtes serviables », ils le sont significativement plus que lorsqu’on leur attribue un autre qualificatif, comme si cela (ré)activait chez eux cette attitude.
Nous voilà bloqués. Le GIEC peut bien continuer de publier des rapports alarmants, l’impact sur les comportements n’est pas uniquement lié au raisonnement. Heureusement, comme suggéré, il existe de nombreux leviers pour inciter à l’action.
Au lieu de considérer ces divers biais sociaux, émotionnels et cognitifs comme des obstacles à la mise en marche sur le chemin de l’écologie, comprenons ce qu’ils suggèrent : l’humain est un être de l’imaginaire motivé avant tout par ce qu’il se raconte.
L’importance du récit dans le changement des comportements
L’idée que le langage n’est pas simplement un outil de description factuelle, mais également un producteur d’effets sur le monde, n’est pas nouvelle.
Le philosophe Roland Barthes analysait en 1957 déjà dans son livre « Mythologies » la façon dont les objets, les événements et les images de la culture populaire sont chargés de significations symboliques qui façonnent notre compréhension du monde. La création de mythes et de récits nous influence en transformant des réalités complexes en concepts familiers. Son exemple, devenu mythique justement, est celui de la publicité automobile qui utilise des images et des slogans pour créer l’illusion que la possession d’une voiture est associée à la puissance, à la liberté et à la réussite, au-delà de sa simple fonction de transport. Ainsi, symboles et métaphores expriment notre rapport au monde, influencent nos perceptions et orientent nos comportements.
Dans son livre Sapiens (2015), Yuval Noah Harari explique bien cette particularité très « humaine » du récit collectif qui permet à l’humain de créer et de développer une forme de réalité par la force de l’imaginaire. Car, si les singes et les humains partagent des facultés complexes comme le mensonge, la capacité de création d’un récit collectif est propre à l’homme. C’est d’ailleurs, comme l’affirme le sociologue Cornelius Castoriadis (1975), la base des religions des nations et des sociétés dans la mesure où celles-ci sont des constructions imaginaires reposant sur des croyances partagées, des mythes et des rituels.
Il serait encore possible d’argumenter que les récits, avec leur effet d’entrainement, sont à l’origine du tout-consumérisme et de « ses icônes » que sont les grandes marques. Celles-ci ont utilisé le pouvoir narratif pour susciter des associations positives avec leurs produits, en leur conférant une signification culturelle et sociale qui transcende leur simple fonctionnalité.
Ces récits sont diffusés à très large échelle dans nos sociétés et bénéficient d’un pouvoir d’influence considérable… Nous commençons à le comprendre et la responsabilité des communicants pour faire advenir le changement est immense !
Intégrer la force du récit dans notre travail quotidien
Il est donc temps pour nous (tous), communicants responsables, de nous emparer de cette question : quels récits construisons-nous dans nos diverses prises de paroles ? Nos récits sont-ils compatibles avec un monde en crise climatique ? Contribuent-ils à aggraver la situation ou au contraire à ouvrir de nouvelles voies, à montrer de nouveaux modes de vie, à créer de nouveaux imaginaires désirables, plus inclusifs, plus respectueux des limites planétaires ? Heureusement, la machine commence à se mettre en route.
Prenons l’exemple de Dove et de sa campagne publicitaire » Real Beauty » axée sur l’estime de soi et la diversité, qui remet en question les normes de beauté irréalistes présentées jusque-là dans les médias.
Citons également le fameux exemple de Patagonia et de sa campagne publicitaire » Worn Wear » qui encourage les gens à réutiliser leurs vêtements plutôt que de les jeter et d’en acheter de nouveaux.
Ou encore, la publicité de Leclerc qui, dans une capsule vidéo, allie humour et ingéniosité pour présenter son offre de produits durable et sa volonté d’accompagner ses clients dans une consommation écoresponsable.
De par leur visibilité, ces campagnes responsables ont un impact immense sur nos visions du monde et attestent de la puissance des nouveaux récits.
Ce sont sur ces mêmes bases que les enjeux du développement durables sont adressés par la «Fresque des nouveaux récits» ou encore la «Fabrique des récits», un collectif animé par Sparknews en France. L’objectif de cette approche est d’engager la création au service de la transition en plaçant les émotions au cœur des nouveaux récits.
Tobias Bosch, professeur associé à la Section de psychologie de l’Université de Genève, relève la puissance du «warm glow», à savoir cette émotion positive et ce bien-être consécutif à la réalisation d’une action qui bénéficie à quelqu’un d’autre que soi-même.
« Le warm glow joue un rôle capital dans le mécanisme de renforcement d’un comportement vertueux. Les gens qui s’attendent à se sentir bien lorsqu’ils agissent en faveur de l’environnement font preuve d’un comportement plus durable. Ainsi renforcer ce warm glow comme levier chez les personnes qui y sont sujettes va renforcer leurs bonnes habitudes et enclencher un cercle vertueux d’actions favorables au développement durable sur le long terme» (Journal of Environmental Psychology, 2018).
En changeant nos perceptions du monde par de nouveaux récits collectifs dont nous sommes les héros, nous finirons par être capables de nous orienter, avec naturel, sur le chemin de la durabilité.
Alors je compte sur vous, rejoignez le mouvement et devenez les scénaristes et les acteurs du monde de demain !
Tribune de Laurence De Cecco pour Bilan, publiée le 23 mars 2023.
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